La méthode Fire, venue des Etats-Unis, vise à acquérir une indépendance financière afin de quitter le monde du travail le plus tôt possible. Un objectif de vie au-dessous de ses moyens qui demande de sacrées économies.
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Quoi de plus savoureux que de se réunir dans un espace de coworking, temple des bureaux partagés, pour deviser de la façon la plus efficace de se retirer du monde du travail ?
En cette soirée de fin septembre, une assemblée d’une vingtaine de jeunes trentenaires à peine, majoritairement masculine, planche sur les moyens de prendre une retraite anticipée… très anticipée, idéalement avant 40 ans.
« Vous avez dix minutes pour inscrire votre définition de l’indépendance financière », exhorte Victor Lora, 31 ans, organisateur de ce « meet-up » vespéral. Sur les pense-bête, les mêmes aspirations : liberté de temps, quête de sens, déconsommation, nouvelles priorités, mais aussi l’étrange envie de « prendre feu ».
Pull marine et baskets blanches, le Monsieur Loyal de la soirée affiche l’enthousiasme des convertis. Depuis 2011, le responsable stratégie dans une jeune société qui développe des applications a fait siens les principes du mouvement Fire (« feu »), acronyme de « Financial Independance, Retire early ».
Comprenez « Indépendance financière, retraite précoce ». L’idée : se serrer la ceinture pour économiser au maximum, faire fructifier son épargne par de judicieux placements boursiers ou immobiliers, et apprendre à vivre de peu.
Ne pas dépenser plus de 1 000 euros par mois
Victor Lora prêche gratuitement, par l’exemple. Une fois l’emprunt de son appartement parisien payé, il ne dépense pas plus de 1 000 euros par mois. En quelques années, grâce à son confortable salaire de 5 000 euros, il a déjà acheté plusieurs appartements, en grande partie à crédit, au prix d’une vie d’ascète.
« Pas de voiture, peu de sorties, des vacances gratuites dans une maison de famille… [lui] permettront d’ici à dix ans », il l’espère, « de [s’]offrir la possibilité d’arrêter de travailler ».
Doux dingue ? Utopiste ? A l’entendre manier avec agilité anglais, données financières et algorithmes mathématiques, l’aspirant rentier donne l’impression d’avoir sacrément bien réfléchi à son affaire.
Et il n’est pas le seul. Venue des Etats-Unis, pays roi du système par capitalisation (chaque salarié doit épargner individuellement pour préparer sa retraite), la démarche se diffuse en Europe, notamment en Allemagne et, plus récemment, en France.
En l’absence de données chiffrées, impossible de mesurer l’ampleur réelle de ce phénomène, mais le foisonnement de blogs et de discussions autour du Graal de la retraite précoce témoigne d’un intérêt grandissant des jeunes actifs, diplômés et à la carrière prometteuse pour cet objectif de vie. Loin des débats sur le report du départ à la retraite et la pérennité du modèle français par répartition (les actifs paient les pensions des retraités), beaucoup dépensent désormais leur énergie à trouver le moyen de sauter du train métro-boulot-dodo, bien avant le terminus.
Quand Victor Lora s’est intéressé pour la première fois à Fire, en 2011, il venait à peine de terminer sa double formation d’ingénieur, en école de commerce. Ses expériences professionnelles – du conseil aux salles de marché, en passant par plusieurs start-up – ont renforcé le sentiment « qu’[il] n’avai[t] aucune intention de [s’]épuiser à travailler toute [sa] vie pour consolider un curriculum vitae ».
Une course vaine, selon le jeune homme hyperactif, notamment dans le secteur des start-up où, « passé 40 ans, il est très difficile de tirer son épingle du jeu et d’attirer encore les recruteurs ». La certitude que « le système de retraite actuel n’aura, de toute façon, plus les moyens d’assurer à [sa] génération un niveau de pension correct », a achevé de le convaincre : mieux vaut s’acheter la liberté de vivre à son rythme, avant d’être trop vieux.
Se servir du système capitaliste
Le rêve de sortir des codes imposés par la société n’est pas nouveau. Les hippies des années 1960-1970 rejetaient le consumérisme de leurs parents et voulaient inventer un autre monde. Les Fire (que l’on désigne aussi comme « frugalistes ») sont plus pragmatiques. Ils n’ont pas l’intention d’embraser le système capitaliste mais, au contraire, de s’en servir pour devenir néo-rentiers.
Pour Fanny Parise, anthropologue de la consommation à l’Université de Lausanne (Suisse), qui mène des recherches sur le sujet, « les frugalistes sont peu politisés, ils ne s’élèvent pas contre la société de consommation, comme le feraient les décroissants. Ils l’utilisent pour atteindre un idéal et des projets de vie non contraints par l’argent et où leurs rentes font office d’amortisseurs ».
En ce sens, la tendance s’inscrit dans « les aspirations paradoxales de l’époque », poursuit la chercheuse : « L’argent devient un moyen d’atteindre un mode de vie plus vertueux, de répondre à une quête de sens, mais aussi de s’extraire d’un système, tout en assurant ses arrières. » Un choix individuel qui est plutôt ouvert à des salariés bien payés et, pour la plupart, avec peu de charges familiales.
Impossible d’épargner pour ceux qui peinent à joindre les deux bouts pour assurer leur subsistance. Mieux vaut aussi avoir une confiance solide en ses capacités pour oser se lancer sur un chemin qui demande une discipline de fer et un goût des chiffres certain.
L’internationale des « moustachiens »
Une calculette dans la tête, les yeux rivés sur des tableaux Excel et des prévisions à long terme, les adhérents du mouvement goûtent à l’abstraction et aux calculs savants et se recrutent souvent dans la finance ou la high-tech.
A l’image de leur modèle, un certain « Mister Money Moustache », alias Peter Adeney, un Canadien immigré aux Etats-Unis, ancien ingénieur informatique de 45 ans, marié et père d’un enfant, retraité depuis quatorze ans. Depuis la création de son blog, en 2011, ce gourou du « early retirement » (« retraite anticipée ») a fédéré toute une internationale de « moustachiens » tentés par sa méthode, d’une simplicité déconcertante, sur le papier du moins.
Pour les Fire, la sortie du salariat ne dépend plus de l’âge, mais d’une somme à atteindre pour vivre de ses rentes. A chacun de la calculer en estimant ses besoins. Selon la grille de Fire, pour pouvoir être financièrement indépendant, il faut avoir accumulé au moins vingt-cinq fois le montant de ses dépenses annuelles. Si celles-ci s’élèvent à 24 000 euros (soit 2 000 euros par mois), il faudra s’être constitué un patrimoine de 600 000 euros. Celui-ci, judicieusement placé pour générer des intérêts moyens de 4 %, autre chiffre d’or du mouvement, permettra de vivre sans avoir à puiser dans le capital investi.
Mais pour en arriver là, pas de secret, il est nécessaire d’adopter un mode de vie frugal en dépensant moins. « Nous avons commencé par vendre une de nos deux voitures, puis nous avons épluché tous nos contrats d’assurance et nos abonnements (TV, Internet…), pour éliminer d’éventuels doublons ou renégocier les conditions », énumère Marc, un trentenaire suisse qui, comme la plupart des personnes interviewées, a requis l’anonymat.
Cet ingénieur informatique s’est lancé dans la démarche il y a cinq ans avec sa femme, employée dans le secteur social, et leurs deux enfants. Chaque achat fait désormais l’objet d’un arbitrage. « Avant, on allait au centre commercial ou au restaurant sans y penser. Maintenant, on se pose systématiquement la question : est-ce que j’en ai vraiment besoin ou envie ? » La réponse est souvent négative.
Résultat, le couple arrive à économiser chaque mois 50 % de leurs 11 000 francs suisses (autour de 10 000 euros), un budget qui, compte tenu de la cherté de la vie dans leur pays, implique des sacrifices. Marc a fait ses calculs : pour pouvoir partir entre 40 et 45 ans, il lui faut épargner de 1,2 à 1,5 million de francs suisses (environ 1 million d’euros). « Pour l’instant, nous en sommes à 18 % de nos objectifs, avec notre fortune de 360 000 euros », dit en souriant l’informaticien, qui a créé un blog, « Mustachian Post », dans lequel il détaille son programme.
« Frugal mais pas radin »
Vivre au-dessous de ses moyens, un art qui s’apprend, à condition d’y consacrer temps et énergie. « Mine de rien, on passe des soirées à calculer et à planifier », reconnaît Aurélie David, 37 ans, deux enfants, installée au Royaume-Uni. Après son divorce, cette chef de projet en informatique « a commencé par un challenge no buy pour mettre un coup d’arrêt à une frénésie d’achat ».
Depuis avril, elle est passée à la vitesse supérieure. « En grattant un peu partout », elle arrive « dans les bons mois » à épargner quelque 20 % de ses 3 000 euros de salaire mensuel. Le budget vêtements et voyages a été divisé et l’abonnement à la salle de sport supprimé.« Il y a un côté challenge excitant qui ne doit pas virer à l’obsession, on veut toujours faire mieux pour atteindre le plus rapidement possible notre but », reconnaît Marc, l’informaticien suisse qui, comme tous les Fire, se dit « frugal mais pas radin ».
Au-delà de la perspective de prendre la quille avec beaucoup d’avance, la route vers l’indépendance financière permet de faire une pause dans une existence qui s’emballe. Comme celle de Thomas, 36 ans, qui lie indépendance financière et reconversion. « J’ai tout enchaîné ; de longues études de médecine, un poste à l’hôpital, trois enfants, l’achat d’une belle maison… jusqu’au burn-out. » Actuellement en période de disponibilité, le médecin, « qui ne veut plus de sa vie d’avant », espère, d’ici à dix ans, avoir suffisamment de revenus passifs pour disposer enfin « du bien le plus précieux : le temps ».
Ce mode de vie va aussi de pair avec un idéal anticonsumériste. Sophie, 44 ans, mariée avec trois enfants, se revendique « de la tribu des Moustachiens depuis déjà cinq ou six ans ». Adepte de la « simplicité volontaire », la manageuse dans un cabinet de conseil assume ses contradictions et ses hauts revenus, autour de 7 000 euros pour un temps partiel. Son mari, enseignant, a arrêté de travailler pour se consacrer aux enfants et à des engagements associatifs.
La famille vit dans l’est de la France avec 3 500 euros mensuels, le reste est investi dans la Bourse et dans la rénovation d’un gîte. « Nous sommes des décroissants aux amandes », plaisante celle qui ne jure que par le zéro déchet, roule dans une petite voiture en autopartage avec ses parents, se contente d’acheter trois tenues de travail par an et se passe de téléphone portable, « une source d’incompréhension totale pour mes collègues ».
« Nous acheter temps et qualité de vie »
Lucide, Sophie admet le côté un brin égoïste de la démarche : « Nous profitons de toutes les possibilités du capitalisme pour nous acheter du temps et de la qualité de vie, avant les autres. » La famille est ainsi partie pendant un an faire le tour du monde. Un avant-goût de liberté avant de tirer le rideau… dans quelques années.
Ne plus travailler, certes, mais pas question de passer son temps à siroter des cocktails sous les cocotiers. David, 37 ans, et sa compagne de 34 ans, tous deux cadres bancaires, parents d’un petit garçon de 3 ans, travaillent depuis huit ans à se constituer « l’équivalent d’un smic, et à être propriétaires de leur logement ».
Tous deux issus de familles ouvrières, ils ont, dès leurs premiers salaires, pris l’habitude de mettre de côté. Aujourd’hui, lassés de leurs emplois, le couple met les bouchées doubles pour changer de vie. « Si nous avons déjà de quoi vivre simplement, il sera plus facile de se lancer sans stress et sans besoin de gagner beaucoup d’argent dans une autre voie », explique David, qui « monterait bien un petit business ». Sa compagne, elle, se rêve en psychologue, elle a d’ailleurs repris des études.
Parmi tous ses aspirants retraités, combien sauteront réellement le pas ?« Le risque est de toujours repousser la date de sortie, mais dans tous les cas, on aura fait des économies et appris à déconsommer », relativise Noemi, 38 ans, cadre dans l’industrie automobile en Allemagne.
A la fin de cette année, elle mettra les voiles – « un an au moins » –, notamment « pour peaufiner [s]on projet de retraite anticipée ! »
Qu’il semble loin le temps où certains jugeaient de la réussite des autres en regardant la Rolex au poignet.
Aujourd’hui, si à 50 ans tu n’as pas pris ta retraite, c’est que tu as raté ta vie.
Par Catherine Rollot
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